Cap sur la performance industrielle et les relais de croissances

Larzul y réfléchit depuis deux ans. A cette époque, la grande distribution a demandé à la PME du Finistère de livrer ses plats cuisinés appertisés dans des délais réduits afin de gérer le moins de stocks possible. « Nous avons dû produire des séries plus courtes. Ce qui induisait des pertes de temps et des surcoûts. Nous devions réagir, » explique Jean-Paul Marzin, le directeur industriel. Objectif : gagner en productivité. L’enjeu a d’ abord laissé perplexe les 70 salariés. Et pour cause, ils n’ avaient jamais vu d’indicateurs mesurant la consommation des matières premières, le temps de réglage des machines, la qualité des produits finis... Ce qui serait un comble pour un opérateur de l’automobile est encore une réalité dans l’agroalimentaire.

Un guide pour sensibiliser les acteurs du secteur

Pour sensibiliser les acteurs de ce secteur aux intérêts de la performance industrielle, l’Association de coordination technique pour l’industrie alimentaire (Actia) vient de faire paraître un guide pratique sur ce thème. Les auteurs évaluent les coûts cachés d’une usine à 12 000 € par personne et par an.

Et ceux-ci commencent juste à être traqués. « S’ils veulent rester compétitifs, les industriels doivent, dans les deux ans, gagner entre 20 % et 30 % sur leur prix de revient industriel », prévient Frédéric Le Moigne, associé du cabinet de consultants ProConseil et l’un des auteurs du guide.

Spécialiser les outils

Pourquoi un tel retard ? « Dans un produit alimentaire, le coût de revient industriel pèse moins de 50 % du prix total, l’autre moitié étant constituée des dépenses marketing et publicitaires. En comparaison, dans une voiture, la fabrication compte pour 70 % du coût total, souligne Michel Jacob, senior partner au cabinet conseil en stratégie Roland Berger. Du coup, la performance industrielle est beaucoup plus sensible chez Renault ou General Motors que dans les entreprises agroalimentaires. De plus, le secteur automobile est très concentré et très concurrentiel, contrairement à l’alimentaire, composé d’une myriade de PME. »

Et pis, lorsque la croissance est là, les dirigeants s’inquiètent de savoir si leurs usines sont capables de produire, et non pas de produire mieux et moins cher. Or, la réalité économique du moment – consommation atone et concurrence menaçante des pays de l’Est – leur donne aujourd’hui à réfléchir.

L’époque n’est pas vraiment aux investissements tous azimuts. Il s’agit de faire mieux avec l’existant. « Il faut être capable d’abaisser le point mort sur le réseau d’usines actuelles. Optimiser à partir d’un outil industriel constant évite d’avoir à investir ou à délocaliser », analyse Michel Jacob. Depuis qu’il a fusionné ses activités de charcuterie avec celles de Jean Caby, en juillet 2004, jean Quentin, le PDG du Groupe Jean Caby, partage cette vision.

« La performance industrielle passe par la spécialisation des outils, explique-t-il. Nous n’ avons pas encore chiffré les économies engendrées, mais nous pensons gagner 1 % de notre chiffre d’affaires, soit 4 millions d’euros. »

Courant 2005, les quatre sites du groupe vont être spécialisés avec, au maximum, trois savoir-faire par site. A Lille, jambons à la coupe, saucisses cocktails et saucissons secs. A Landivisiau, jambons cuits supérieurs, produits de poitrine. A Quimper, pâtés, épaules cuites et produits grillés. Enfin, à Saint-Étienne, jambons de volailles et charcuterie cuite embossée comme les boudins blancs. Cette rationalisation présente de nombreux atouts. « Nous allons massifier tout ce qui peut l’être, à commencer par les achats, investir pour automatiser, ce qui est plus avantageux sur une ligne qui produit à elle seule 6 000 tonnes. Au total, neuf process nous permettront de répondre à la demande de la grande distribution. Le regroupement des productions nous permettra de conserver nos marchés du hard discount et des marques de distributeur », estime le patron. En effet, Groupe Jean Caby détient déjà 17 % du marché libre service national avec des produits charcutiers pour ces deux réseaux de commercialisation.

Pas simple de détecter de gros gisements d’économies

Que faire si une telle spécialisation par site n’est pas envisageable ? Pas simple dans l’agroalimentaire de détecter de gros gisements d’économies.

« Quand nos équipes se rendent dans les usines, elles mettent plusieurs semaines à comprendre les pratiques du métier et à cibler les zones prioritaires, explique Michel Jacob. Leur première question : « existe-t-il un taux de rendement synthétique ? » (TRS). Si la réponse est négative, nous commençons par l’ évaluer ».

Il s’agit d’un indicateur clé. Il permet de suivre le fonctionnement des équipements et de mettre en évidence la marge de progrès potentiel en terme de productivité et de qualité. Cette première action passe par la mise en place d’indicateurs. Comme chez Larzul ou chez Bonduelle.

« Lorsque nous avons entamé une démarche d’amélioration continue, nous souhaitions impliquer le personnel. Mais il méconnaissait ces notions de TRS. Dans chaque atelier, nous avons donc mis en place un panneau d’affichage, renseigné chaque jour sur le nombre d’arrêts, les ralentissements, leurs causes, les quantités produites », explique Emmanuel Chaveron, directeur industriel de Bonduelle Food Service et directeur du site d’Estrées, dans la Somme. Une telle démarche, suivie de biens d’autres, a eu un effet positif : elle a permet de fédérer les équipes autour de la performance industrielle, un concept flou dans l’esprit de ceux qui ne l’ont encore jamais approché. « La différence vient souvent de l’absence de culture économique chez les ingénieurs. Ils ne font pas toujours le lien entre un gain de temps, une perte de matière et le économies engendrées », note un consultant. Dans ces conditions, comment pourraient-ils transmettre les indicateurs aux opérateurs et s’organier en conséquence ?

Se différencier des concurrents et innover

La meilleure pratique pour lancer la démarche : prendre pour référence une usine déjà engagée dans un chantier de performance. En 2001, lorsque les dirigeants de Bonduelle achète un site espagnol d’Unilever, ils sont impressionnés par sa performance due à une démarche de progrès impliquant tous les salariés. Le benchmarking de ce site les a incité à faire la chasse aux coûts en France. « Nous avons alors compris qu’améliorer nos performances industrielles revenait à nous différencier des concurrents. Nous devons faire cet effort, car demain, les pays d’Europe centrale et orientale ou la Chine pourraient nous submerger de petits pois et de carottes. L’autre façon de se démarquer, c’est d’innover. Mais nous sommes copiés de plus en plus rapidement », explique Emmanuel Chaveron, qui a donné l’impulsion du programme Food’ Progess.

Economies d’énergie, d’eau, amélioration du taux de satisfaction des consommateurs... Sur le site de Bonduelle à Estrées, les champs d’action sont nombreux. Par vague de six, chaque chantier doit être résolu en quatre mois. Quand un chantier démarre, les membres se réunissent et une fois par semaine pendant deux heures.

« Les équipes du matin, de l’après-midi et du soir ont ainsi pu communiquer, ce qui n’était pas le cas, mais également harmoniser leurs méthodes. L’effet est également bénéfique entre les équipes techniques et la fabrication, deux mondes trop séparés, » estime Jean-Pierre Villeval, responsable de la production.

Emmanuel Chaveron ouvre parfois les portes de son usine à d’autres directeurs de sites. Ceux de Valrhona, Coca-Cola, Heineken et du charcutier alsacien Stoeffler ont ainsi pu se rendre compte in situ des avancées de Food’Progress. Exemple : passer d’un temps de changement de produit de 50 à 30 minutes grâce à la méthode japonaise Smed (Single Minute Exhange of Die). Le plan d’action a permis de déterminer quelles opérations peuvent être effectuées avant la fin de la production (prévoir les emballages et les produits nécessaires à la nouvelle fabrication) et le bon déroulé de celles qui ne peuvent se réaliser qu’en fin de production. Gagner du temps c’est bien.

Mais pour l’agroalimentaire ; la réduction des pertes de matières et des rebuts constitue l’un des leviers les plus importants. Et pour cause ! Dans le coût industriel du produit, la matière première compte pour plus de 50 %, contre 10 à 20 % pour la main d’œuvre selon les filières, 10 % pour l’énergie, 10 % pour les investissements et 10 % pour les coûts de structure.

A Andrézieux, dans la Loire, Sandrine Durand, directrice du site Douwe-Egberts, la deuxième plus grande usine de café européenne du groupe Sara Lee, s’est attaquée au problème. Depuis son entrée en fonction il y a un an et demi, elle chasse les rebuts. « Nous nous sommes attachés à réduire le taux de palettes bloquées pour cause de non qualité. Quand nous identifions une palette déficiente, nous arrêtons la précédente et la suivante par mesure de précaution », explique la jeune femme. Et comme le coût de traitement d’une palette revient à 34 €, elle a incité les opérateurs à vérifier la qualité sur la chaîne de fabrication et non plus seulement au laboratoire.

De plus, Sandrine Durand les a également amenés à être vigilants sur tous les bruits suspects et les disfonctionnements des machines. Auparavant, on n’arrêtait pas la production pour si peu. Aujourd’hui, elle l’est systématiquement. « Au début, les opérateurs ne comprenaient pas. Ils objectaient que les arrêts allaient faire baisser leur taux de productivité. Et ne prenaient pas en compte la qualité. Désormais, ils sont tous concernés », explique la directrice.

Résultat : le taux de rebut est tombé de 3 % en 2004 à moins de 1 % en 2005. Un chantier parmi d’autres. Sandrine Durand a conscience que son usine doit être la plus performante possible. Andrézieux a beau être un site de premier plan (31 000 tonnes de café par an, 160 salariés), elle ne dessert que 20 % du marché français (soit la part de marché de la marque Maison du Café). Or, au siège de Sara Lee, à Chicago, c’est la part de marché qui compte. Sont privilégiés les sites industriels implantés sur les marchés leaders.

Formaliser les meilleures pratiques des usines pour les déployer ailleurs

L’usine de café a donc entamé sa propre action. Un cas relativement rare dans les grands groupes alimentaires. En général, les politiques industrielles sont fédérées au niveau mondial. Ainsi le canadien McCain formalise les meilleures pratiques de ses usines pour les déployer ailleurs. « La contrainte de notre métier, c’est la qualité de la pomme de terre. Certaines années, elle est bonne, d’autres pas, alors que le produit fini doit être constant, explique Frédéric Jaubert, le PDG de McCain France. Nous devons donc sans cesse améliorer nos procédures pour éviter les produits bloqués par manque de qualité. » Pas question qu’une frite trop cuite, parce que collée sur le tapis lors de son séchage à l’air chaud, se retrouve dans un produit emballé !

Une fois attaqués les nombreux chantiers à l’intérieur de l’usine, d’autres se précisent. Ainsi, le service de R&D; des sauces Lesieur s’organise pour être plus efficace. Les innovations ne tiennent pas toujours compte de l’usage par le client. Exemple : Lesieur avait conçu un magnifique emballage pour une sauce haut de gamme destinée aux restaurateurs.

Seul hic : cet emballage n’était pas d’un usage fondamental pour le client. Aujourd’hui, changement de cap : les salariés du service R&D; devront se poser une question à trois temps : comment le produit est-il acheté, rangé et jeté ? Le but : ne pas perdre de vue l’usage du produit. « Les éléments de coûts doivent être mieux pris en compte par tous les services. Et d’ ici deux à trois ans, nous irons encore plus loin », promet Olivier Durand, directeur du site de Dunkerque, bien persuadé des avantages concurrentiels d’une entreprise mieux structurée.